LE PAPILLON DE LUNE - Jack Vance

Une fois établi le contact entre espèces intelligentes, des relations pourront de développer : culturelles, commerciales, scientifiques, pour ne considérer que les plus souhaitables. À la découverte, succédera la familiarité, peut-être la routine. Mais les différences subsisteront, et ce seront-elles qui engendreront des problèmes nouveaux. Les subtilités et les nuances des traditions « acquises » par les autres créeront à la longue des embûches auxquelles il faudra rester attentifs. Le problème alors n’est plus celui du pionnier ; il est devenu celui du résident, du consul, du diplomate, voir de l’enquêteur. Jusqu’à la fin des temps, certains aspects de l’Histoire se répéteront, à quelques détails d’apparence près.

1

La maison flottante avait été construite selon les critères Siréniens les plus rigoureux – c’est-à-dire aussi proches de l’absolu qu’il était possible à l’œil humain de le discerner. Aucun joint n’apparaissait entre les planches de bois noir et cireux qui en constituaient le bordage. Pour l’assemblage, on avait employé des rivets de platine chanfreinés qui avaient ensuite été arasés par polissage. Le bateau lui-même était massif et ventru, aussi solide que la terre ferme elle-même, sans lourdeur ni mollesse dans ses lignes. Sa proue était bombée comme la poitrine d’un cygne et sa haute étrave se recourbait pour supporter une lanterne de fer. Les portes avaient été taillées dans des billes de bois d’un vert sombre et marbré. Les fenêtres étaient composées de multiples carreaux de mica rosé, bleu, vert pâle et violet. L’avant était réservé aux dépendances et aux quartiers des esclaves ; au milieu se trouvaient deux cabines, une salle à manger et un salon sur le pont d’observation, à la poupe.

Telle était la maison flottante d’Edwer Thissel, qui n’avait cependant ni plaisir ni fierté à la posséder. Elle était délabrée. Ses tapis perdaient leurs poils, les vers s’étaient mis dans les écrans sculptés, la lanterne du bossoir était mangée de rouille. Soixante-dix ans plus tôt, le premier propriétaire, en acquérant le bateau, avait honoré son constructeur et en avait été pareillement honoré. La transaction (qui représentait beaucoup plus que le simple fait de donner et de recevoir) avait accru le prestige de l’un et de l’autre. Il y avait bien longtemps de cela. À présent, la maison flottante n’avait plus rien de prestigieux.

Edwer Thissel, qui résidait sur Sirène depuis trois mois seulement, était conscient de cette dévalorisation, mais il ne pouvait rien y faire : cette demeure était la meilleure qu’il avait pu se procurer. Assis à l’arrière, il jouait du ganga, une sorte de petite cithare guère plus large que la main. À une centaine de mètres de là, le ressac soulignait la bande blanche de la plage. Au-delà s’étageaient la jungle et de petites collines escarpées dont la silhouette noire se dessinait contre le ciel. Le soleil Mireille brillait à la verticale dans un halo de brume, comme à travers le lacis d’une toile d’araignée ; l’océan trouble se creusait, lustré et nacré. Le décor était aussi familier – pour ne pas dire ennuyeux – que le ganga nasillard sur lequel Edwer Thissel s’escrimait depuis deux heures, montant des gammes siréniennes, plaquant des accords, s’essayant à des harmoniques simples. Finalement, il abandonna son ganga et prit le zachinko, une petite boîte à musique garnie de touches que l’on manœuvrait de la main droite. La pression chassait l’air vers les anches avec lesquelles elles communiquaient. Le son ressemblait à celui de l’accordéon. Thissel exécuta une dizaine de gammes rapides. Il ne fit que très peu d’erreurs. Des six instruments qu’il avait entrepris d’étudier, le zachinko était celui auquel il se montrait le moins réfractaire (à l’exception, bien entendu, de l’hymerkin, assemblage de bois et de pierre qui produisait des claquements, des cliquetis et des crépitements ; on l’utilisait exclusivement avec les esclaves).

 

Au bout de dix minutes, Thissel reposa le zachinko. Depuis son arrivée, il avait consacré tout le temps où il ne dormait pas à l’hymerkin, au ganga, au zachinko, au kiv, au strapan et au gomapard. Il avait monté des gammes à vingt-quatre tons, exécuté des accords sans nombre, obtenu des dissonances inconnues des Planètes Mères. Trilles, arpèges et liaisons, coups de langue et nasalisations, changements d’harmoniques, vibratos et altérations, concavités et convexités – il avait tout pratiqué. Avec entêtement, avec un zèle si implacable que sa conception première de la musique comme source de plaisir était morte depuis longtemps. Thissel considéra ses instruments, luttant contre le désir de les jeter tous les six à l’eau.

Il se leva, traversa le salon et la salle à manger, enfila un couloir, dépassa les cuisines et émergea sur le gaillard d’avant. Il s’accouda au bastingage, contemplant le parc sous-marin où les esclaves Toby et Rex harnachaient les poissons de trait en vue du voyage hebdomadaire à Fan, à huit milles au nord. Le plus jeune, pour badiner ou par esprit de contradiction, fit un écart et plongea. Sa gueule noire et effilée surgit hors de l’eau et Thissel éprouva une sorte d’étrange haut-le-cœur : le poisson ne portait pas de masque !

Il eut un rire contraint et caressa le sien, qui était à l’image du Papillon de Lune. Vraiment, il s’acclimatait à Sirène ! Si la vue de la gueule nue d’un poisson lui causait un choc, c’est qu’il avait franchi un grand pas !

Le poisson fut finalement attelé. Toby et Rex remontèrent à bord. Leurs corps rouges scintillaient. Des cagoules noires dissimulaient leurs traits. Sans prêter attention à Thissel, ils refermèrent les cages et levèrent l’ancre. Les poissons bandèrent leurs muscles, les harnais se tendirent et la maison flottante cingla vers le nord. Thissel regagna le pont arrière et s’empara de son strapan, une boîte à sons ronde, de huit pouces de diamètre. Du moyeu rayonnaient quarante-six fils se terminant soit par une clochette, soit par une lame vibrante. Quand on les pinçait, les clochettes et les lames résonnaient ; quand on frappait sur l’instrument, il produisait un son sec et cliquetant. Ceux qui savaient jouer avec compétence tiraient du strapan des assonances plaisamment acides ; dans des mains moins habiles, l’effet n’était pas aussi heureux. Ce pouvait même n’être que des bruits anarchiques. Le strapan était l’instrument qui donnait le plus de fil à retordre à Thissel. Il s’exerça consciencieusement pendant toute la durée du voyage.

Le bateau arriva à l’heure prévue en vue de la cité flottante. Les poissons de trait furent mis à l’attache et le navire gagna le mouillage. Sur le quai, conformément à la coutume en vigueur chez les Siréniens, une file d’oisifs étudiaient avec une attention soutenue chacun des aspects de la maison flottante, examinaient les esclaves et Thissel lui-même. Ce dernier, qui n’avait pas encore pris l’habitude de cette intense curiosité, se sentait gêné. L’immobilité des masques rendait cette inspection d’autant plus pénible. D’un geste emprunté, il ajusta le sien sur son visage et descendit l’échelle de coupée.

Un esclave assis à croupetons se leva, toucha du dos de la main l’étoffe noire à la hauteur de son front et chanta sur un air interrogatif à triple ton : « Le Papillon de Lune qui se tient devant moi exprime-t-il l’identité de Ser Edwer Thissel ? »

Thissel tapota sur l’hymerkin, qui pendait à ceinture et chanta à son tour :

« Je suis Ser Edwer Thissel.

— On m’a honoré d’une mission, chanta l’esclave. Depuis trois jours, de l’aube au crépuscule, j’attends sur ce quai. Depuis trois nuits, du crépuscule à l’aube, je couche dans un radeau au bas du même quai, écoutant les pas des Nocturnes. Enfin, il m’est donné de contempler le masque de Ser Thissel. »

Ce dernier émit de son hymerkin un cliquetis impatient.

« Quelle est la nature de cette mission ?

— Je suis porteur d’un message à votre intention, Ser Thissel.

Thissel tendit la main gauche tout en continuant à jouer de la droite.

— Donne-le-moi.

— À l’instant, Ser Thissel. »

Le message portait en lettres grasses la mention :

COMMUNICATION URGENTE

Il déchira l’enveloppe. Le texte portait la signature de Castel Cromartin, directeur du Bureau politique Intermondes. Après les formules de politesse d’usage Thissel lut ceci :

PRIORITÉ ABSOLUE. Les ordres qui suivent sont à exécuter sans délai. Le célèbre assassin Haxo Angmark est à bord du Carina Cruzeiro, attendu à Fan le 10 janvier, temps universel. Vous l’accueillerez au débarquement en compagnie des autorités compétentes afin de l’arrêter et de l’incarcérer. Ces instructions doivent être suivies à la lettre. Un échec serait inadmissible.

 

ATTENTION ! Haxo Angmark est extrêmement dangereux. L’abattre sans hésitation au moindre signe de résistance.

Thissel considéra le feuillet avec effarement. Arrivant à Fan à titre d’attaché consulaire, il ne s’attendait pas à trouver quelque chose de semblable. Il caressa songeusement la joue pelucheuse de son masque gris. La situation n’était pas totalement désespérée : Esteban Rolver, le directeur du port spatial, lui prêterait sûrement assistance ; il mettrait peut-être une brigade d’esclaves à sa disposition.

Un peu réconforté, Thissel relut le message. 10 janvier, T. U. Il consulta un calendrier de conversion. C’était aujourd’hui le 40e jour de la Saison du Nectar Amer. Du doigt, il suivit la colonne et s’immobilisa : la date correspondait au 10 janvier.

Un grondement lointain attira son attention. Un objet pesant émergeait de la brume : la navette qui revenait après avoir pris contact avec le Carina Cruzeiro.

Thissel relut une fois de plus la note, puis il releva la tête, les yeux fixés sur la navette en train de descendre. Haxo Angmark se trouvait dans ses flancs. Dans cinq minutes, il toucherait le sol de Sirène. Les formalités du débarquement le retiendraient peut-être vingt minutes. Le terrain se trouvait à un mille et demi du débarcadère. Une piste sinueuse traversant les collines le reliait à Fan.

 

Thissel se tourna vers l’esclave.

« Quand ce message est-il arrivé ? »

L’esclave pencha la tête d’un air perplexe. Thissel répéta sa question d’une voix chantante en s’accompagnant sur son hymerkin : « Depuis combien de temps as-tu l’honneur de détenir ce message par devers toi ? »

L’esclave fredonna : « De longs jours, j’ai attendu au débarcadère, ne regagnant le radeau qu’au crépuscule. À présent, mon attente est récompensée : je contemple Ser Thissel. »

Thissel fit demi-tour et, furieux, s’éloigna à grands pas. Ces Siréniens étaient des incapables ! Pourquoi ne lui avaient-ils pas apporté le message à bord de la maison flottante ? Vingt-cinq minutes – plus que vingt-deux, à présent !

En atteignant l’esplanade, Thissel s’arrêta, regarda à droite et à gauche dans l’espoir d’un miracle – une sorte de véhicule spatial, où, avec l’aide de Rolver, il pourrait s’assurer de la personne de Haxo Angmark. Ou, mieux encore, un second message annulant le premier. Quelque chose… n’importe quoi… Mais il n’existait pas d’aérocars sur Sirène. Et il n’y eut pas de contrordre.

De l’autre côté de l’esplanade s’alignait une rangée de bâtiments permanents construits en pierre et en métal, invulnérables aux assauts des Nocturnes. Un écuyer occupait l’un d’eux. Soudain, un homme dont le visage était caché sous un superbe masque de perles et d’argent apparut, chevauchant une de ces bêtes ressemblant à des lézards qui servaient de montures aux Siréniens.

Thissel se rua en avant. Il avait encore le temps : avec un peu de chance, il pourrait intercepter Haxo Angmark. Il franchit l’esplanade au pas de course.

Devant les stalles, l’écuyer examinait sa monture avec sollicitude, s’attardant parfois à polir une écaille ou à chasser un insecte d’une chiquenaude. Il y avait là cinq bêtes en parfaite condition ; chacune arrivait à l’épaule d’un homme ; elles avaient des pattes épaisses, des corps puissants, de lourdes têtes anguleuses. Des anneaux d’or pendaient à leurs crocs antérieurs, artificiellement allongés et recourbés en un cercle presque complet. Leurs écailles étaient colorées de façon à former des motifs en damier : vert et pourpre, orange et noir, rouge et bleu, ocre et rosé, jaune et argent. Le souffle court, Thissel fit halte devant l’écuyer et choisit son kiv. Il eut une hésitation. Le kiv – cinq jeux de cordes métalliques souples à raison de quatorze par série, que l’on grattait, que l’on pinçait ou que l’on frottait – n’était peut-être pas l’instrument approprié. Pouvait-on considérer qu’il s’agissait d’un entretien personnel et familier ? Le zachinko ? Mais la requête de Thissel ne réclamait apparemment pas le recours au formalisme protocolaire. Mieux valait le kiv, après tout. Thissel plaqua un accord, mais il s’aperçut qu’il avait pris par erreur son ganga.

Il eut un sourire d’excuse sous son masque. Ses relations avec l’écuyer n’avaient aucun caractère d’intimité ! Il espérait que ce dernier était de bonne composition, car il était trop pressé pour avoir le temps de choisir avec soin l’instrument convenable. Il plaqua un deuxième accord et, s’efforçant déjouer de son mieux en dépit de son agitation, de son essoufflement, de son inexpérience, il chanta : « Ser Ecuyer, j’ai besoin d’une monture rapide immédiatement. Permettez-moi d’en choisir une dans votre écurie. »

 

Le masque de l’écuyer était d’une extraordinaire complexité et Thissel se trouva incapable de l’identifier : un assemblage d’étoffe brune et moirée et de cuir gris plissé en accordéon avec, en haut du front, deux larges globes vert et écarlate délicatement segmentés en facettes minuscules, comme des yeux d’insectes.

L’écuyer étudia longuement Thissel, puis, non sans une certaine ostentation, il prit son stimic et exécuta une brillante succession de trilles et d’arpèges.

Thissel ne parvint pas à en saisir toute la signification. Le stimic – trois tuyaux en forme de flûtes munis de clés, une outre que l’on comprimait entre le pouce et l’index pour chasser l’air à travers l’embouchure, une coulisse que l’on maniait avec les autres doigts – était un instrument qui exprimait la froideur, voire la désapprobation. Mais Thissel ne savait pas s’il s’agissait de tiédeur dans l’accueil ou d’une franche rebuffade. « Ser Papillon de Lune, chanta l’écuyer, je crains que mes coursiers ne puissent convenir à une personne de votre distinction. »

Thissel s’empressa de gratter son ganga. « Absolument pas ! Tous me semblent parfaits. Je suis excessivement pressé et j’accepterais n’importe lequel avec la grande joie. »

L’écuyer exécuta un étincelant crescendo. « Ces bêtes sont malades et sales, Ser Papillon de Lune. Je suis flatté que vous considériez qu’elles pourraient convenir à votre usage, mais je ne puis accepter l’honneur que vous me faites. Et… (changeant d’instrument, il frappa son krodatch, le faisant tinter sèchement) je dois avouer que je ne reconnais pas le gai compagnon et le collègue qui m’aborde si familièrement avec son ganga. »

Le sous-entendu était clair. Le krodatch suffisait à lui seul pour faire comprendre l’allusion : cette petite caisse de résonance tendue de boyaux enduits de résine que l’on grattait de l’ongle ou que l’on frappait du bout des doigts produisait des harmonies protocolaires. C’était aussi l’instrument du refus, sinon de l’insulte. Thissel n’obtiendrait pas gain de cause.

Il pivota sur ses talons et s’élança en courant vers l’aire d’atterrissage. Derrière lui, l’hymerkin de l’écuyer cliqueta. S’adressait-il à lui ou aux esclaves ? Thissel ne s’arrêta pas pour en avoir le cœur net.

2

Le dernier attaché consulaire des Planètes Mères sur Sirène avait été tué à Zundar. Déguisé en Spadassin de Taverne, portant la tenue enrubannée réservée aux Attitudes Equinoxiales, il avait accosté une jeune fille, faute de savoir-vivre qui lui avait valu d’être décapité sur-le-champ par un Démiurge Rouge, un Elfe Solaire et un Frelon Magique. Edwer Thissel, récemment diplômé de l’Institut, avait été désigné pour lui succéder et on lui avait donné trois jours pour se préparer. Thissel, qui était normalement un contemplatif, voire un prudent, avait considéré cette nomination comme un défi à relever. Il apprit le Sirénien grâce à des techniques subcérébrales et trouva que c’était une langue qui ne présentait pas de difficultés. Puis il tomba sur un article de la Revue d’Anthropologie Universelle où il lut ceci :

La population du littoral titanique est hautement individualiste, peut-être par réaction à la prospérité du milieu ambiant qui n’encourage pas l’activité collective.

Le langage, reflétant cette caractéristique, exprime l’état d’âme du sujet parlant et ses attitudes émotives face à une situation donnée. Les données de fait sont considérées comme accessoires et secondaires. De plus, le discours est chanté et le sujet parlant s’accompagne d’un petit instrument de musique. Il est par conséquent fort difficile d’évaluer l’objectivité d’une information actuelle donnée par un indigène de Fan ou de la Cité interdite de Zundar. Les instruments sont très nombreux, et l’étranger sera régalé d’arias élégantes et d’étonnantes démonstrations de virtuosité musicale. Le visiteur se rendant sur ce monde fascinant devra donc, s’il ne veut pas être traité avec le mépris le plus total, apprendre à s’exprimer conformément à la coutume orale en usage.

Thissel jeta une note sur son carnet : Se procurer un petit instrument de musique avec le mode d’emploi, puis il continua sa lecture :

Il y a partout et en tout temps sur ce monde abondance, pour ne pas dire superfluité, de nourriture, et le climat y est doux. La population, qui possède un solide fonds d’énergie raciale et dispose de beaucoup de loisirs, a la passion de la complication. Elle en met dans toute chose : complexité de son artisanat raffiné (les panneaux sculptés qui décorent les maisons flottantes, par exemple), complexité de son symbolisme (illustré par les masques portés par chacun), de ce langage semi-musical qui exprime admirablement les états d’âme et les émotions subtiles. Et, par dessus tout, il y a la complexité fantastique des rapports personnels. Prestige, rang, standing, réputation, renommée : le mot Sirénien qui recouvre ces notions est strakh. Chacun a son strakh caractéristique qui décide si un homme qui a besoin d’une maison flottante fera l’acquisition d’un palais serti de pierres précieuses, richement orné de lanternes d’albâtre, de faïences polychromes et de bois sculpté, ou s’il se contentera de mauvaise grâce d’une cabane abandonnée sur un radeau. Il n’existe pas de moyens d’échange sur Sirène : la seule et unique monnaie est le strakh.

Thissel se frotta le menton et poursuivit :

On porte tout le temps un masque, la philosophie sirénienne professant que l’apparence d’un homme ne doit pas lui être imposée par des facteurs échappant à son contrôle. L’homme, dans l’optique sirénienne, doit être libre d’avoir l’aspect qui s’accorde le mieux à son strakh. Dans les régions civilisées – c’est-à-dire le littoral titanique –, personne ne se montre, au sens propre, à visage découvert. Le visage est un secret essentiel.

En conséquence, le jeu est inconnu sur Sirène. Obtenir un avantage autrement que par l’action du strakh individuel porterait un coup fatal à l’amour-propre du Sirénien. Le mot « chance » n’a pas d’équivalent en Sirénien.

Thissel griffonna une seconde note : Trouver un masque. Musée ? Guilde dramatique ?

Il termina l’article, puis se hâta d’achever ses préparatifs, et, le lendemain, il s’embarquait à bord du Robart Astroguard.

 

La navette se posa sur le spatiodrome, disque topaze au milieu des collines noires et violettes. Edwer Thissel en descendit. Esteban Rolver, agent général de la compagnie des astrotransports, vint à sa rencontre. Mais il recula en levant les bras au ciel : « Votre masque ! s’écria-t-il d’une voix altérée. Où est votre masque ? »

Thissel brandit son masque non sans quelque embarras. « Je n’étais pas sûr que…

— Mettez-le », jeta Rolver en se retournant.

Lui-même arborait un masque de bois bleu et laqué, décoré d’écaillés d’un vert mat. Des piquants noirs se hérissaient sur les joues et, sous le menton, pendait une houppe noire et blanche au motif en damier. L’ensemble donnait l’impression d’une personnalité sardonique et souple.

Thissel ajusta son masque, hésitant sur l’attitude à adopter : fallait-il prendre les choses sur le ton de la plaisanterie ou se cantonner dans la réserve convenant à la dignité de ses fonctions officielles ?

« Êtes-vous masqué ? » demanda Rolver par-dessus son épaule. Thissel répondit par l’affirmative et son interlocuteur se retourna. Son masque ne laissa pas deviner son expression, mais il effleura machinalement le jeu des touches attachées à sa cuisse. L’instrument émit un trille scandalisé, exprimant une consternation polie. « Vous ne pouvez pas porter ce masque ! chanta Rolver. En fait… comment vous l’êtes-vous procuré ? »

Thissel répliqua avec raideur :

« C’est la copie d’un masque du musée de Polypolis. Je suis certain de son authenticité. »

Rolver acquiesça. Son propre masque semblait plus sardonique que jamais. « Certes, il est authentique ! C’est une variante du type connu sous le nom de Conquérant du Dragon des Mers. Il est utilisé pour certaines cérémonies par des personnes jouissant d’un prestige immense : princes, héros, maîtres d’œuvre, grands musiciens.

— Je ne savais pas… »

Rolver fit mollement un geste de compréhension. « C’est là une chose que vous devrez apprendre en temps voulu. Remarquez mon masque. Je porte aujourd’hui un Oiseau Lacustre. C’est ce que doivent mettre les gens dont le prestige est insignifiant, comme vous et moi ou tout autre étranger.

— C’est bizarre », fit Thissel tandis que son compagnon l’entraînait vers un bâtiment de béton peu élevé de l’autre côté du terrain. « Je pensais que l’on mettait le masque qui nous plaisait.

— Mais bien sûr, dit Rolver. Mettez celui qui vous plaît – à condition qu’il veuille dire quelque chose. Prenez l’Oiseau Lacustre, par exemple : je le porte pour montrer que je n’ai aucune présomption. Je ne prétends ni à la sagesse, ni à la férocité, ni à l’universalité, ni au talent musical, ni à la cruauté, ni à aucune des autres vertus siréniennes.

— Je voudrais vous poser une question purement académique : que serait-il arrivé si j’avais déambulé dans les rues de Zundar avec ce masque ? »

 

Le rire de Rolver fut amorti par son masque. « Si vous vous promeniez sur les quais de Zundar – il n’y a pas de rues – avec n’importe quel masque, vous seriez tué dans l’heure. C’est ce qui est arrivé à Benko, votre prédécesseur. Nous autres, étrangers, nous ne savons pas comment nous comporter. À Fan, on nous tolère – aussi longtemps que nous restons à notre place. Mais, même à Fan, vous ne pourriez pas vous balader ainsi affublé. Quelqu’un portant un Serpent de Feu ou un Lutin d’Orage surgira devant vous en jouant un air de krodatch. Si vous ne relevez pas le défi en répondant avec un skaranyi, un instrument diabolique qui ressemble à une cornemuse miniature, il agitera son hymerkin, qui sert à parler aux esclaves. C’est l’ultime expression du mépris. À moins qu’il ne fasse sonner le gong du duel et ne vous attaque sur-le-champ.

— Je ne pensais pas que les gens d’ici étaient aussi irascibles », dit Thissel d’une voix étouffée.

Rolver haussa les épaules et ouvrit l’épaisse porte d’acier de son bureau. « Même à Polypolis, il y a certains actes que l’on ne peut accomplir sur la voie publique sans encourir la réprobation.

— Oui… C’est absolument vrai. » Thissel jeta un regard circulaire sur le bureau. « Pourquoi tout ce béton et tout ce métal ?

— Afin de nous protéger des sauvages. Ils descendent des montagnes, la nuit, pour voler tout ce qui leur tombe sous la main et ils tuent les gens qu’ils rencontrent sur la terre ferme. (Rolver sortit un masque d’un placard.) Tenez. Mettez ce Papillon de Lune. Avec lui, vous n’aurez pas d’ennuis. »

Thissel examina sans enthousiasme le masque gris souris, fait d’une matière pelucheuse. Une touffe de poils se hérissait de part et d’autre de la cavité buccale et le front était surmonté de deux antennes en forme de plumes. Des volants de dentelle blanche flottaient à la hauteur des tempes et, sous les yeux, il y avait une série de plis rouges d’un effet tout à la fois lugubre et comique.

« Ce masque exprime-t-il un minimum de prestige ?

— Pas beaucoup.

— Je suis quand même attaché consulaire ! Je représente les Planètes Mères, une population de cent milliards de…

— Si les Planètes Mères veulent que leur représentant porte le masque du Conquérant du Dragon des Mers, elles seraient bien avisées de nous envoyer quelqu’un qui soit un Conquérant du Dragon des Mers.

— Je vois », fit Thissel, dompté.

 

Rolver se détourna poliment tandis que Thissel ôtait le masque du Conquérant et revêtait celui, plus modeste, du Papillon de Lune. « Je suppose, dit-il, que je trouverai quelque chose d’un peu plus convenable dans une boutique. Je me suis laissé dire qu’il suffisait d’entrer et de prendre ce dont on a besoin. Est-ce exact ? »

Rolver examina son hôte d’un air critique. « Ce masque fera parfaitement l’affaire – pour le moment, en tout cas. Conseil important : ne prenez rien dans les boutiques tant que vous ne connaîtrez pas la contrepartie en strakh de l’article que vous désirez. Le marchand perd son prestige si une personne dont le strakh est faible emporte son œuvre la plus belle. »

Thissel secoua la tête avec exaspération. « On ne m’a rien expliqué de tout cela ! On m’avait parlé de masques, bien sûr, et de la scrupuleuse probité d’artisans, mais l’importance attachée au strakh, quelle que soit la signification de ce mot…

— Ce n’est pas grave. Au bout d’un an ou deux, vous commencerez à savoir vous débrouiller. Je suppose que vous parlez le Sirénien ?

— Évidemment.

— Et de quels instruments jouez-vous ?

— Eh bien… c’est que j’ai cru comprendre que n’importe quel petit instrument faisait l’affaire. Ou que je pouvais me contenter de chanter.

— C’est tout à fait faux. Seuls les esclaves chantent sans accompagnement. Je vous conseille de vous mettre, le plus rapidement possible à l’étude des instruments suivants : l’hymerkin pour vous adresser à vos esclaves, le ganga pour les conversations entre intimes ou avec les gens à peine inférieurs à vous en strakh, le kiv pour les relations banales et de simple politesse, le zachinko pour les rapports plus officiels, le strapan ou le krodatch pour vous entretenir avec ceux qui vous sont socialement inférieurs – dans votre cas, pour insulter, puisque vous n’avez pas d’inférieurs sociaux –, le gomapard ou le kamanthil double pour les cérémonies. » Le gomapard était l’un des rares instruments électriques en usage sur Sirène : c’était un oscillateur produisant des sonorités semblables à celles du hautbois ; quatre clés permettaient de les moduler, de les étouffer, de les faire vibrer, de hausser ou de baisser le ton. Quant au kamanthil double, c’était une sorte de ganga, à ceci près que les sons étaient produits à l’aide d’un disque de cuir enduit de résine avec lequel on frottait, en le serrant plus ou moins et en modifiant son inclinaison, une ou plusieurs cordes sur les quarante-six que comprenait l’instrument. Après quelques instants de réflexion, Rolver ajouta : « Le crebarin, le luth à eau et le slobo sont également fort utiles… mais il serait peut-être préférable que vous appreniez d’abord les autres instruments. Ils vous fourniront au moins quelques moyens rudimentaires de communication.

— N’êtes-vous pas en train d’exagérer un peu ? Ou plaisantez-vous ? »

Rolver éclata d’un rire sans joie. « Pas le moins du monde. De plus, il vous faut une maison flottante et des esclaves. »

 

Rolver conduisit Thissel jusqu’aux docks de Fan. Le trajet dura une heure et demie. Ce fut une plaisante promenade le long d’un chemin serpentant entre des arbres énormes chargés de fruits, de graines farineuses, d’outrés remplies de sève sucrée.

« Actuellement, il n’y a que quatre étrangers à Fan, y compris vous, dit Rolver. Nous allons chez Welibus, notre agent commercial. Je crois qu’il a un vieux bateau qu’il pourra peut-être mettre à votre disposition. »

Cornely Welibus, qui résidait depuis quinze ans à Fan, avait acquis suffisamment de strakh pour porter avec autorité son masque du Vent du Sud, un disque bleu incrusté de cabochons de lapis-lazuli et auréolé d’une peau de serpent miroitante. Plus aimable et plus cordial que Rolver, il ne se contenta pas de fournir une maison flottante à Thissel : il lui donna en outre une vingtaine d’instruments variés et deux esclaves.

Confus devant une telle générosité, l’attaché consulaire balbutia quelques mots où il était question de paiement, mais Welibus l’interrompit d’un grand geste : « Nous sommes sur Sirène, mon cher ami. Pareilles bagatelles ne coûtent rien.

— Mais une maison flottante… »

Welibus joua une courtoise fioriture sur son kiv. « Je serai franc, Ser Thissel. Ce bateau est vieux et quelque peu délabré. Je ne peux pas l’utiliser : cela nuirait à mon standing. (Une mélodie pleine de grâce accompagnait ces mots.) En ce qui vous concerne, les considérations de standing n’existent pas pour le moment. Il vous faut simplement un logis confortable qui vous mettra à l’abri des Nocturnes.

— Les Nocturnes ?

— Les cannibales qui écument le rivage, la nuit venue.

— Oh ! oui… Ser Rolver m’en a parlé.

— D’horribles créatures. C’est un sujet que l’on n’évoque pas. » Le kiv émit un trille tremblant. « Passons aux esclaves. » Pensivement, Welibus tapota son masque bleu de l’index. « Rex et Toby devraient faire l’affaire. » Il prit son hymerkin et produisit un rapide cliquetis. « Avan esk trubo ! » lança-t-il en élevant le ton.

Une esclave surgit. Elle était vêtue de bandelettes rosés étroitement assujetties autour de son corps et arborait un coquet masque noir semé de sequins nacrés.

« Fascu etz Rex ae Toby. »

Rex et Toby apparurent – flasques cagoules noires, pourpoints de bure brune. L’hymerkin résonna de nouveau tandis que Welibus leur enjoignait de se mettre au service de leur nouveau maître sous peine d’être renvoyés sur leur île natale. Les esclaves se prosternèrent et prêtèrent serment d’allégeance à Thissel. Leur voix était rauque. Edwer eut un rire intimidé et voulut essayer son Sirénien : « Allez au bateau ; nettoyez-le bien et embarquez des vivres. »

Rex et Toby le dévisagèrent avec incompréhension à travers les fentes de leurs masques. Welibus répéta l’ordre en s’accompagnant de son hymerkin : les esclaves s’inclinèrent et s’en furent sans un mot d’adieu.

Thissel considéra les instruments de musique avec épouvante. « Je ne sais vraiment pas comment je vais apprendre à me servir de tout cela. »

Welibus se tourna vers Rolver.

« Et Kershaul ? Ne pourrait-on pas le convaincre de donner à Ser Thissel quelques notions élémentaires ? »

Rolver acquiesça, l’air méditatif. « C’est une chose dont il pourrait se charger.

— Qui est Kershaul ? demanda Thissel.

— Le dernier membre de notre quatuor d’expatriés, répondit Welibus. C’est un anthropologue. Avez-vous lu Zundar La Magnifique ? Les Rires Siréniens ? Le Peuple Sans Visage ? Non ? Dommage. Ce sont tous d’excellents ouvrages. Kershaul a beaucoup de prestige et je crois qu’il se rend de temps en temps à Zundar. Il porte un Hibou des Grottes, parfois un Vagabond des Etoiles ou même un Prudent Arbitre.

— Il va avoir droit au Serpent Equatorial, le modèle aux crochets dorés, précisa Rolver.

— Vraiment ? s’émerveilla Welibus. Eh bien, je dois dire qu’il le mérite. C’est un charmant garçon. » Et Welibus pinça rêveusement son zachinko.

3

Trois mois s’écoulèrent. Sous la tutelle de Mathew Kershaul, Thissel s’initiait à la pratique de l’hymerkin, du ganga, du strapan, du kiv, du gomapard et du zachinko. Les autres pouvaient attendre, avait dit Kershaul : que Thissel commence par maîtriser les six instruments de base. Il avait prêté à son élève tout un choix d’enregistrements de conversations siréniennes remarquables, diversement accompagnées, afin que Thissel pût apprendre les conventions mélodiques courantes en usage et se perfectionner dans les subtilités de l’intonation, des multiples rythmes – croisés, composés, implicites et cachés. La musique sirénienne était pour lui un sujet d’étude fascinant, et Thissel était contraint d’admettre que ce n’était effectivement pas une discipline qu’il était facile d’épuiser. Les instruments étaient accordés au quart de ton, ce qui donnait vingt-quatre registres ; multipliés par cinq (les cinq modes généralement utilisés), cela faisait cent vingt gammes. Toutefois, Kershaul avait conseillé à Thissel de s’en tenir à la tonalité fondamentale de chaque instrument en se bornant à deux modes seulement.

N’ayant pas d’obligations immédiates, sinon ses leçons hebdomadaires avec Mathew Kershaul, Thissel mouilla son bateau à huit milles au sud de Fan, à l’abri d’un promontoire rocheux. Là, s’il n’avait pas été contraint de travailler sans relâche pour apprendre à jouer, la vie aurait été idyllique. La mer était calme et claire comme du cristal ; la plage, que cernaient les gris, les verts et les violets de la jungle, était proche ; quand il avait envie de se dégourdir les jambes, il pouvait aisément s’y rendre.

Toby et Rex occupaient deux petits compartiments à l’avant et Thissel avait les cabines arrière pour lui. De temps en temps, il songeait à se procurer un troisième esclave, une jeune esclave, peut-être, qui serait un élément supplémentaire de charme et de gaieté… Kershaul le lui déconseilla, redoutant qu’une présence féminine ne nuisît à son assiduité. Thissel se rendit à ses raisons et se consacra totalement à l’étude des six instruments.

Les jours passaient vite. Le spectacle somptueux de l’aube et du couchant ne le lassait pas plus que ne le blasaient la mer bleue de midi et la blancheur des nuages ou la splendeur des nuits toutes flamboyantes des vingt-neuf étoiles de l’amas SI 1-715. Le voyage hebdomadaire à Fan rompait la routine. Toby et Rex allaient au ravitaillement tandis qu’il gagnait la luxueuse maison flottante de Welibus pour y chercher connaissances et conseil.

Et voici que, trois mois après son arrivée, le message venait bouleverser l’existence de Thissel : Haxo Angmark, assassin, agent provocateur, criminel adroit et impitoyable, avait débarqué sur Sirène. Les ordres étaient clairs : « L’arrêter et l’incarcérer… ATTENTION ! Haxo Angmark est extrêmement dangereux. L’abattre sans hésitation ! »

 

Thissel n’était pas au mieux de sa forme. Après avoir franchi une cinquantaine de mètres au pas de course, il fut à bout de souffle. Il continua sa route plus lentement à travers les collines basses couronnées de bambous blancs et de noires fougères arborescentes, les prairies à l’herbe jaune, les vergers et les vignes sauvages. Vingt minutes… vingt-cinq… Quelque chose se noua dans sa poitrine : il était trop tard. Haxo Angmark avait débarqué. Peut-être était-il en train de se diriger sur Fan le long de cette même route.

Mais Thissel ne rencontra que quatre personnes : un petit garçon portant une parodie du masque féroce de l’Insulaire Ivre, deux jeunes femmes, (l’une avait l’Oiseau Rouge et l’autre l’Oiseau Vert) et un Gnome des Forêts. À la vue de ce dernier, il s’arrêta net. Était-ce Angmark ?

Il essaya un stratagème. S’avançant hardiment vers homme, il dit dans la langue des Planètes Mères, braquant son regard sur le masque hideux : « Angmark, vous êtes en état d’arrestation. »

Le Gnome des Forêts le considéra d’un air perplexe et reprit sa marche.

Thissel s’attacha à ses pas. Il décrocha son ganga, mais, se rappelant la réaction de l’Ecuyer, il prit à la réflexion son zachinko, dont il pinça une corde et chanta : « Vous venez du port spatial : Qu’y avez-vous vu ? »

Le Gnome des Forêts saisit son cor à main, instrument servant à tourner en dérision l’adversaire sur le champ de bataille, à appeler les animaux et, à l’occasion, à faire preuve de grossièreté et de brutalité. « L’endroit d’où je viens et ce que j’y ai vu ne regardent que moi. En arrière ! Sinon, je vous écrase la figure à coups de talon. » Et il marcha sur Thissel. Si ce dernier n’avait fait un bond de côté, l’autre aurait fort bien pu lui sauter à la gorge.

Edwer contempla la silhouette qui s’éloignait. Était-ce Angmark ? Peu vraisemblable : le personnage avait une technique trop sûre du cor à main. Thissel hésita, puis reprit sa marche.

Dès qu’il atteignit le port spatial, il se dirigea vers le bureau. La lourde porte était entrouverte. Un homme en sortit. Il portait un masque fait d’écaillés d’un vert mat, de plaques de mica, de bois bleu et laqué hérissé de tigelles noires. – le masque de l’Oiseau Lacustre.

« Ser Rolver, le héla Thissel d’une voix chargé d’inquiétude. Ser Rolver, qui a débarqué du Carina Cruzeiro ? »

 

Rolver examina Thissel un bon moment. « Pourquoi cette question ? finit-il par demander.

— Pourquoi ? Vous devez certainement avoir vu le spatiogramme que m’a envoyé Castel Cromartin !

— Oh ! oui… évidemment.

— Je l’ai reçu il y a seulement une demi-heure, poursuivit avec amertume l’attaché consulaire. Je suis venu aussi vite que j’ai pu. Où est Angmark ?

— À Fan, je présume. »

Thissel étouffa un juron. « Pourquoi ne l’avez-vous pas retenu ? »

Rolver haussa les épaules. « Je n’avais ni le pouvoir, ni le désir, ni la possibilité de l’arrêter. »

Thissel ravala sa hargne et enchaîna avec un calme étudié :

« J’ai croisé en chemin un homme qui portait un masque épouvantable – des yeux comme des soucoupes, des barbillons rouges…

— Un Gnome des Forêts. Angmark a apporté ce masque avec lui.

— Mais il jouait du cor à main, protesta Thissel. Comment Angmark aurait-il pu…

— C’est un familier de Sirène. Il a habité cinq ans à Fan. »

Thissel poussa une sorte de plainte. « Cromartin ne m’en a pas parlé. »

Rolver haussa derechef les épaules. « Tout le monde le sait. Il était attaché commercial avant Welibus. Il y a longtemps.

— Welibus et lui se connaissent-ils ? »

Rolver eut un rire bref. « Naturellement. Mais n’accusez pas ce pauvre Welibus d’autres péchés que celui, véniel, de jongler avec sa comptabilité. Je vous garantis qu’il n’est pas acoquiné avec des assassins.

— À propos d’assassins, pourriez-vous me prêter une arme ? »

Rolver le dévisagea avec stupéfaction. « Vous êtes venu sans rien dans les mains pour vous assurer de la personne d’Angmark ?

— Je n’avais pas le choix. Quand Cromartin donne un ordre, il faut qu’il y ait des résultats. N’importe comment, vous étiez là avec vos esclaves.

— Ne comptez pas sur mon aide, rétorqua sèchement Rolver. Je porte le masque de l’Oiseau Lacustre et je ne prétends pas être un brave. Cela dit, je puis vous prêter un pistolet à énergie. Je ne l’ai pas utilisé depuis longtemps et je ne saurais vous préciser quel est son niveau de charge.

— Ce sera quand même mieux que rien. »

Rolver rentra dans le bureau dont il ressortit quelques instants plus tard avec le pistolet.

« Et maintenant, qu’allez-vous faire ? »

Thissel secoua la tête avec lassitude. « Essayer de retrouver Angmark en ville. À moins qu’il ne soit parti pour Zundar ? »

Rolver réfléchit. « Il est capable de survivre à Zundar mais il voudra d’abord rafraîchir sa technique musicale. Je suppose qu’il restera quelques jours à Fan.

— Comment le trouverai-je ? Où faut-il le chercher ?

— Je ne peux vous le dire. Peut-être vaudrait-il mieux pour vous que vous ne le retrouviez pas. Angmark est un homme dangereux. »

 

Thissel reprit la route de Fan.

À l’endroit où le sentier descendant des collines aboutissait à l’esplanade s’élevait un édifice aux épais murs de pisé. La porte était taillée dans un bloc massif de bois noir. Les fenêtres étaient protégées par des bandes de fer à fleurons. C’était le bureau de Cornely Welibus, agent commercial, exportateur-importateur. Thissel trouva ce dernier sur la terrasse dallée, portant un masque.

C’était une adaptation modeste de celui de Waldemar. Impossible de dire s’il avait reconnu ou non le Papillon de Lune de Thissel. Toujours est-il qu’il n’eut pas un geste pour le saluer.

« Bonjour, Ser Welibus », dit Thissel en s’approchant. Welibus secoua distraitement la tête et répondit « Bonjour », d’une voix atone en grattant son krodatch avec nonchalance.

Thissel était désorienté. Le krodatch n’était pas l’instrument qui convenait pour s’adresser à un ami doublé d’un compatriote, même affublé du Papillon de Lune.

« Puis-je vous demander depuis combien de temps vous êtes assis sur votre terrasse ? » fit-il sèchement.

Welibus réfléchit une demi-minute. Quand il reprit la parole, il s’accompagna sur son crebarin, ce qui était plus cordial. Mais, le souvenir de l’accord plaqué sur le krodatch résonnait encore dans la mémoire de Thissel.

« Depuis un quart d’heure, vingt minutes. Pourquoi cette question ?

— N’auriez-vous pas vu passer un Gnome des Forêts ? »

Welibus acquiesça. « Il a descendu l’esplanade et je crois qu’il est entré dans cette boutique de masques. »

Thissel siffla entre ses dents. Évidemment… c’était la première chose que devait faire Angmark.

« Qui est ce Gnome des Forêts ? » reprit Welibus sans manifester plus qu’un intérêt poli.

Thissel n’avait aucune raison de faire des cachotteries.

« Un criminel notoire : Haxo Angmark. »

Welibus se laissa aller contre le dossier de son siège.

« Vous en êtes sûr ? s’enquit-il d’une voix rauque.

— Raisonnablement. »

L’attaché commercial avait les mains tremblantes. « Voilà une mauvaise nouvelle… une très mauvaise nouvelle ! C’est un coquin sans scrupule.

— Vous le connaissiez bien ?

— Aussi bien que n’importe qui. » À présent, Welibus s’accompagnait sur son kiv. « Il détenait le poste que j’occupe actuellement. J’étais alors inspecteur. Quand je suis arrivé, j’ai découvert qu’il détournait quelque quatre mille crédits par mois. Je suppose qu’il n’éprouve pas de sentiments très chaleureux à mon égard. » Welibus scruta l’esplanade avec inquiétude. « J’espère que vous allez le capturer.

— Je ferai de mon mieux. Il est entré dans ce magasin de masques, disiez-vous ?

— J’en suis certain. »

Thissel s’en fut. Comme il s’engageait dans le chemin, il entendit le choc sourd de la porte qui se refermait derrière lui.

 

Il se rendit jusqu’à la boutique devant laquelle il s’arrêta, feignant d’admirer l’étalage : une centaine de masques miniatures taillés dans des bois rares ou des minéraux précieux, sertis d’éclats d’émeraude, de fils d’araignées, d’ailes de guêpes, d’écaillés de poissons pétrifiés et autres ornements analogues. Le magasin était vide à l’exception de l’artisan, un homme noueux à la silhouette torse, vêtu d’une robe jaune et portant le masque à la trompeuse simplicité d’Expert Universel, constitué par plus de deux mille éléments de bois articulés.

Thissel médita sur ce qu’il convenait de dire et sur l’accompagnement à utiliser. Puis il entra. L’artisan, notant que son client portait le masque du Papillon de Lune et remarquant son attitude empruntée, poursuivit son travail.

Thissel choisit le plus facile de ses instruments, le strapan – choix qui n’était peut-être pas des plus heureux, car le strapan exprimait une certaine condescendance. Pour tenter de la neutraliser, il mit dans son chant beaucoup de chaleur, presque d’effusion, secouant le strapan quand il faisait une fausse note : « Un étranger est une personne avec laquelle il est intéressant d’avoir affaire. Ses mœurs sont insolites, il éveille la curiosité. Il y a moins de vingt minutes, un étranger a pénétré dans cette boutique éblouissante pour échanger son mauvais masque de Gnome des Forêts contre un de ces chefs-d’œuvre remarquablement inspirés. »

Le fabricant de masques jeta un regard torve à Thissel. Sans dire un mot, il plaqua une succession d’accords. L’instrument dont il se servait était inconnu de Thissel : c’était une outre flexible qu’il tenait dans la paume, munie de trois tuyaux maintenus entre les doigts. Quand on les comprimait, l’air était chassé par une fente avec une sonorité de hautbois. L’attaché consulaire, dont l’oreille commençait de s’éduquer, se dit que ce devait être un instrument très compliqué et que l’artisan était un virtuose. La phrase mélodique traduisait une profonde indifférence.

Thissel fit une nouvelle tentative, s’escrimant péniblement sur son strapan. « Pour le citoyen d’un autre monde, chanta-t-il, la voix d’un compatriote est ce qu’est l’eau à la plante qui s’étiole. La personne qui pourrait réunir ces deux êtres trouverait satisfaction à accomplir un tel acte de miséricorde. » Même à ses propres oreilles, cela sonnait faux.

L’artisan gratta nonchalamment son strapan, d’où il tira une série de gammes gazouillantes. Ses doigts allaient si vite que l’œil ne parvenait pas à les suivre. « L’artiste attache du prix à ses instants de concentration, fredonna-t-il. Il ne désire pas perdre son temps à échanger des banalités avec des gens dont le prestige est moyen – dans le meilleur des cas. »

Thissel essaya de répliquer en contre-chant, mais le fabricant de masques lança une autre série d’accords complexes dont la signification lui échappa. « Dans cette boutique est entrée une personne qui utilise manifestement pour la première fois un instrument d’une difficulté sans égale : en effet, l’exécution prête le flanc à la critique. Il chante sa solitude et sa nostalgie, son désir de voir les hommes qui lui ressemblent. Il dissimule son immense strakh derrière un Papillon de Lune, car il joue du strapan pour s’adresser à un Maître d’Œuvre et sa voix est chargée de raillerie méprisante. L’artiste raffiné et créateur refuse la provocation. Il joue d’un instrument courtois, demeure sur sa réserve, certain que l’étranger, lassé de ce jeu, prendra congé. »

 

Thissel saisit son kiv. « Le noble fabricant de masques se méprend entièrement sur… »

Un aigre staccato de strapan l’interrompit. « L’étranger juge bon à présent de ridiculiser l’intelligence de l’artiste. »

Thissel gratta avec rage son strapan : « Je suis entré pour m’abriter de la chaleur dans une petite et modeste boutique de masques. Bien qu’encore troublé par la nouveauté de ses outils, l’artisan fait preuve d’un talent prometteur. Il travaille avec zèle pour perfectionner son art, avec tant de zèle qu’il ne veut pas engager la conversation avec les étrangers, quels que soient leurs besoins. »

Le fabricant de masques reposa soigneusement sa gouge sur l’établi, se leva et s’éclipsa derrière un écran. Peu d’instants après, il réapparut. Il portait à présent un masque d’or et de fer orné de flammes. D’une main, il tenait un skaranyi, de l’autre un cimeterre. Après quelques accords d’ouverture, sauvages et pleins de brio, il se mit à chanter : « L’artiste le plus accompli lui-même peut accroître son strakh en tuant les monstres marins, les Nocturnes et les oisifs importuns. Telle est l’occasion qui se présente. L’artiste accorde un sursis de dix secondes exactement à l’offenseur parce que celui-ci porte un Papillon de Lune. » Il fit un moulinet et le cimeterre tournoya dans l’air.

Avec désespoir, Thissel martela son strapan : « Un Gnome des Forêts est-il entré dans la boutique ? Et est-il ressorti avec un nouveau masque ?

— Cinq secondes se sont écoulées », chanta l’artisan sur une cadence menaçante.

Thissel battit en retraite, ivre d’une fureur impuissante.

Il traversa la place, jetant des regards à droite et gauche. Des centaines d’hommes et de femmes flânaient le long des quais ou se tenaient sur le pont des maisons flottantes ; chacun portait un masque choisi pour exprimer son humeur, son prestige, ses attributs particuliers, et l’air retentissait de mélodies moqueuses.

Thissel ne savait que faire. Le Gnome des Forêts avait disparu, Haxo Angmark errait librement dans la ville et lui-même n’avait pas réussi à mener à bien la mission urgente que lui avait confiée Castel Cromartin.

Les notes désinvoltes d’un kiv résonnèrent et une voix chantonna : « Ser Papillon de Lune Thissel, vous êtes là, absorbé dans vos pensées. »

 

Thissel se retourna pour se trouver devant un Hibou des Grottes drapé dans un sombre vêtement noir et gris. Il reconnut le masque, symbole de l’érudition et de la patiente exploration des idées abstraites. Mathew Kershaul le portait lors d’une de leurs rencontres précédentes.

« Bonjour, Ser Kershaul, murmura-t-il.

— Comment vont vos études ? Avez-vous maîtrisé la gamme en do surmineur du gomapard ? Si je m’en souviens bien, vous trouviez ces intervalles inversés déroutants.

— Je les ai travaillés, répondit Thissel d’une voix lugubre. Mais comme je vais probablement être rappelé à Polypolis, il se peut que ce n’ait été qu’une perte de temps.

— Comment ? Que voulez-vous dire ? »

Thissel exposa la situation à son interlocuteur qui hocha gravement la tête. « Angmark… Je me le rappelle. Un personnage assez peu engageant, mais quel excellent musicien ! Il avait un doigté remarquable et un réel talent pour les instruments nouveaux. » Il joua songeusement avec la barbichette de son masque. « Quels sont vos plans ?

— Je n’en ai pas, répondit Thissel sur un accompagnement plaintif de kiv. Je n’ai pas la moindre idée du masque qu’il porte. Et si je ne sais pas à quoi il ressemble, comment puis-je le trouver ? »

Kershaul continuait de tirailler sa barbichette. « Dans le temps, il avait un faible pour le cycle Exo-Cambien et je crois qu’il utilisait un jeu tout entier d’Hôtes des Régions Infernales. Evidemment, ses goûts ont pu changer depuis.

— Justement, soupira Thissel. Il est peut-être à quelques pas d’ici et je n’en saurai jamais rien. (Il jeta un regard amer à la boutique de masques, de l’autre côté de l’esplanade.) Personne ne me dira rien. Je me demande même si les gens se soucient du fait qu’un meurtrier en liberté rôde sur les quais.

— Tout à fait exact, compatit Kershaul. Les critères des Siréniens sont différents des nôtres.

— Ils n’ont pas le sens de la responsabilité. Je doute qu’ils lanceraient une corde à un homme en train de se noyer.

— Ils détestent s’immiscer dans les affaires d’autrui, c’est vrai. Ils tiennent à leur individualité autarcique.

— C’est fort intéressant, mais je suis toujours dans le brouillard en ce qui concerne Angmark.

Kershaul le dévisagea gravement.

— Et à supposer que vous le localisiez, que feriez-vous ?

— J’exécuterais mes ordres, répondit Thissel avec obstination.

— Angmark est un homme dangereux, fit Kershaul d’un ton rêveur. Il aura beaucoup d’avantages sur vous.

— Cela n’entre pas en ligne de compte. Mon devoir est de l’expédier à Polypolis. Mais il n’a sans doute pas grand-chose à craindre puisque je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où le chercher. »

 

Kershaul réfléchit. « Un étranger ne peut se camoufler derrière un masque, dit-il enfin. Pas pour les Siréniens, tout du moins. À Fan, nous sommes quatre : Rolver, Welibus, vous et moi. Si un autre essaye de s’installer, la nouvelle s’en répandra rapidement.

— Et s’il se rend à Zundar ? »

Kershaul haussa les épaules.

« Je ne pense pas qu’il ait cette témérité. D’autre part… » Il s’interrompit ; Thissel avait brusquement cessé de l’écouter. Il se tourna pour suivre le regard de celui-ci.

Un homme dont le visage était dissimulé par un masque de Gnome des Forêts descendait l’esplanade en bombant le torse. Kershaul agrippa le bras de Thissel, mais ce dernier se libéra de son étreinte et se porta au-devant du Gnome, le pistolet qu’il avait emprunté à Rolver au poing. « Ne faites pas un mouvement, Haxo Angmark, s’écria-t-il. Sinon, vous êtes un homme mort. Je vous arrête.

— Êtes-vous sûr que c’est Angmark ? lui demanda Kershaul avec inquiétude.

— Je le découvrirai. Haut les mains, Angmark ! »

Le Gnome des Forêts s’était immobilisé, frappé de stupéfaction. Il saisit son zoehinko, produisit un arpège interrogatif et chanta : « Pourquoi m’importunez-vous, Papillon de Lune ? »

Kershaul fit un pas en avant et exécuta une phrase conciliatrice sur son slobo. « Je crains qu’il n’y ait une erreur de personne, Ser Gnome des Forêts. Ser Papillon de Lune cherche un étranger portant un masque de Gnome des Forêts. »

La musique que jouait le Gnome laissa transparaître de l’irritation. Brusquement, il prit son stimic. « Il prétend que je suis un citoyen d’un autre monde. Qu’il le prouve ou qu’il se prépare à affronter ma vengeance. »

Kershaul regarda avec embarras la foule qui s’était assemblée et émit de nouveau une mélodie engageante. « Je vous affirme catégoriquement que Ser Papillon de Lune… »

Une fanfare de notes lui coupa la parole. « Qu’il prouve ses assertions ou bien le sang jaillira à flots.

— C’est entendu, dit Thissel. Je vais les prouver. » Il s’avança et empoigna le masque du Gnome des Forêts. « Découvrez votre visage pour révéler votre identité. »

Le Gnome fit un bond en arrière. Un murmure d’étonnement monta de la foule. Puis ce fut un charivari musical.

Le Gnome porta une main à sa nuque et tira sur la cordelette de son gong de duel tandis que, de l’autre, il sortait son cimeterre du fourreau.

Kershaul se précipita, grattant sur son slobo, en proie à une vive agitation. Thissel, à présent interloqué, recula. La rumeur de la foule était de mauvais augure.

Kershaul se confondit en explications et en excuses modulées. Tandis que le Gnome lui répondait, il jeta à Thissel par-dessus son épaule :

« Fuyez ou il va vous tuer ! Vite ! »

 

Thissel hésita. Le Gnome des Forêts repoussa Kershaul qui s’écria : « Fuyez ! Allez chez Welibus. Barricadez-vous dans son bureau ! »

Thissel tourna les talons. Le Gnome fit mine de se lancer à sa poursuite mais s’arrêta au bout de quelques pas, se contentant de lui dédier quelques sonorités rauques et sarcastiques tirées de son cor à main, accompagnées en contrepoint par les claquements méprisants des hymerkins des assistants.

Les choses n’allèrent pas plus loin.

Au lieu d’aller se réfugier chez Welibus, Thissel obliqua et, après une prudente reconnaissance, il se dirigea vers le quai où était amarrée sa maison flottante.

Il regagna son bord peu avant la montée de la nuit. Toby et Rex étaient accroupis sur l’avant-pont parmi les provisions qu’ils avaient ramenées : paniers de joncs remplis de fruits et de céréales, cruches de verre bleu pleines de vin, d’huile et de sève acre. Il y avait aussi trois porcelets dans une cage d’osier. Les esclaves croquaient des noix qu’ils cassaient entre leurs dents, recrachant les coquilles. Ils tournèrent la tête à l’arrivée de Thissel et se levèrent avec, semblait-il, une désinvolture inaccoutumée. Toby murmura quelque chose à voix basse et Rex réprima un rire étouffé.

Thissel fit résonner son hymerkin avec colère et chanta : « Jetez l’ancre au large. Cette nuit, nous restons à Fan. »

Dans la solitude de sa cabine, il ôta son masque et examina dans le miroir un visage qui lui était devenu presque étranger. Il ramassa le Papillon de Lune et se perdit dans la contemplation de ses traits détestés : la peau grise et pelucheuse, les dards bleus, les ridicules volants de dentelle… Tout cela ne seyait guère à la dignité de l’attaché consulaire représentant les Planètes Mères. Un poste que Thissel ne conserverait d’ailleurs pas longtemps. Quand Cromartin apprendrait qu’Angmark était toujours en liberté…

Il se jeta dans un fauteuil et, morose, le regard perdu dans le vide, il se mit à méditer. La journée avait été marquée par toute une série d’échecs. Mais il n’avait pas encore perdu la partie, loin de là. Demain, il rendrait visite à Mathew Kershaul pour étudier avec lui le moyen de localiser Angmark.

Un citoyen des autres mondes ne pouvait pas conserver sa présence secrète, comme l’avait fait observer Kershaul. L’identité de Haxo Angmark serait rapidement connue. Demain, également, il faudrait se procurer un nouveau masque. Rien de très extraordinaire, rien de somptueux, mais qui exprimerait un minimum de dignité et d’amour-propre.

Tout à coup, un esclave heurta à la porte. Thissel ajusta précipitamment le Papillon de Lune exécré.

4

Le lendemain matin, avant même que ne se fût dissipée la lumière de l’aube, les esclaves ramenèrent la maison flottante jusqu’à la partie du quai réservée aux étrangers. Ni Rolver, ni Welibus, ni Kershaul n’étaient encore arrivés. Thissel attendit avec impatience.

Une heure plus tard, le bateau de Welibus accosta à son tour. Thissel resta dans sa cabine : il ne voulait pas parler avec l’attaché commercial.

Quelques instants s’écoulèrent et l’embarcation de Rolver apparut. Le chef d’escale, que Thissel observait par la fenêtre, portait le masque de l’Oiseau Lacustre. Sur le quai, il fut abordé par un personnage arborant le masque aux aigrettes jaunes du Tigre des Sables qui lui transmit un message en s’accompagnant sur son gomapard.

Rolver avait l’air surpris et agité. Il prit son propre gomapard et chanta quelque chose en désignant le bateau de Thissel, puis il s’éloigna après avoir salué son interlocuteur d’une inclinaison de la tête.

L’homme au masque de Tigre des Sables se dirigea d’une allure pesante et majestueuse vers le bateau de l’attaché consulaire, sur le flanc duquel il frappa un coup sec.

Thissel sortit de sa cabine. Comme l’étiquette sirénienne n’exigeait pas qu’il invitât un visiteur imprévu à monter à bord, il se borna à tirer une phrase mélodique interrogative de son zachinko.

Le Tigre des Sables chanta en s’accompagnant sur le gomapard :

« L’aube sur la baie de Fan est toujours un splendide événement. Le jaune et le vert se mêlent à la blancheur du ciel. Quand Mireille se lève, les brumes en fusion se tordent comme des flammes. Celui qui chante éprouve plus de plaisir au spectacle de l’aube quand le cadavre d’un étranger ne vient pas troubler la sérénité du décor. »

Le zachinko de Thissel émit un arpège interrogateur – presque de son propre chef. Le Tigre des Sables s’inclina avec dignité. « Le chanteur ne se reconnaît pas de rival pour ce qui est de l’impassibilité. Néanmoins, il ne souhaite pas être en butte aux caprices d’un fantôme mécontent. Aussi a-t-il ordonné à ses esclaves de fixer une lanière aux chevilles du cadavre et, tandis que nous devisions, ils l’ont attaché à la poupe de votre maison flottante. Votre désir sera de procéder aux cérémonies rituelles prescrites dans le monde étranger. Celui qui chante vous souhaite le bonjour et prend maintenant congé. »

Thissel se précipita à l’arrière. Le corps d’un homme à moitié nu, et sans masque, flottait, maintenu à la surface par l’air qui gonflait son pantalon.

Il examina les traits du mort : une physionomie sans caractères distinctifs, fade – ce qui était peut-être directement dû à l’habitude du masque. Taille et corpulence apparemment moyennes… Thissel lui donnait entre quarante-cinq et cinquante ans. Les cheveux bruns. Du fait de l’immersion, le visage était boursouflé. Rien ne permettait de se faire une idée de la cause du décès.

Ce doit être Haxo Angmark, se dit Thissel. De qui d’autre pourrait-il s’agir ? Mathew Kershaul ? Pourquoi pas ? se demanda-t-il, non sans un certain sentiment de malaise. Rolver et Welibus avaient déjà mis pied à terre et vaquaient à leurs affaires. Thissel scruta la baie et découvrit le bateau de Kershaul que les esclaves étaient en train d’amarrer. Il vit Kershaul, qui portait le masque du Hibou des Grottes, sauter sur le quai. Sans doute était-il distrait, car il dépassa la maison flottante de l’attaché consulaire sans détourner la tête. Les pensées de Thissel revinrent au cadavre. Il ne pouvait plus y avoir de doute : c’était bien Angmark. Rolver, Welibus et Kershaul n’avaient-ils pas débarqué tous les trois, portant chacun son masque caractéristique ? De toute évidence, le mort était Angmark… Mais le cerveau de Thissel avait du mal à accepter cette solution simple. Kershaul avait mis l’accent sur le fait qu’un cinquième étranger serait rapidement identifié. Comment Angmark aurait-il pu se fixer à Fan ? À moins que… Thissel chassa cette pensée. Le cadavre ne pouvait être que celui d’Angmark.

Et pourtant…

Il appela ses esclaves et leur ordonna de commander un cercueil décent, d’y coucher le défunt et de le conduire en un lieu de repos convenable. Les esclaves ne montrèrent guère d’enthousiasme et Thissel fut obligé de frapper son hymerkin avec force, sinon avec art, pour les faire obéir.

Puis il descendit à terre. Il fit le tour de l’esplanade, dépassa le bureau de Cornely Welibus et s’engagea sur le charmant petit chemin menant au port spatial.

 

Rolver n’était pas encore arrivé. Un chef des esclaves, dont une rosette jaune piquée sur le masque d’étoffe noire indiquait les fonctions, proposa ses services à Thissel, qui lui répondit qu’il voulait envoyer un message à Polypolis.

Cela ne présentait pas de difficultés, déclara l’esclave ; Thissel n’avait qu’à rédiger son texte en caractères d’imprimerie. Il serait transmis aussitôt.

Thissel écrivit :

 

ÉTRANGER TROUVÉ MORT. PEUT-ÊTRE ANGMARK. ÂGÉ QUARANTE-HUIT ANS. TAILLE MOYENNE. CHEVEUX BRUNS. PAS D’AUTRES SIGNES OU MARQUES DISTINCTIVES PERMETTANT IDENTIFICATION. ATTENDS ACCUSÉ DE RÉCEPTION ET INSTRUCTIONS.

 

Il nota le nom du destinataire (Castel Cromartin, Polypolis) et tendit la feuille à l’esclave. Quelques instants plus tard, il entendit le crachotement caractéristique de l’émetteur transspatial.

Une heure s’écoula. Toujours pas de Rolver. Thissel faisait fiévreusement les cent pas devant le bureau. Impossible de savoir combien de temps durerait l’attente. Les délais de la transmission transspatiale variaient de manière imprévisible. Parfois, la réponse arrivait au bout de quelques microsecondes, parfois elle errait des heures durant dans l’inconnu. Et l’on citait plusieurs cas authentiques de réponses ayant précédé la transmission.

Une demi-heure s’écoula encore. Finalement, Rolver fit son apparition, portant suivant son habitude le masque de l’Oiseau Lacustre. Le hasard voulut que le chuintement du récepteur se fît entendre au même moment.

Rolver parut surpris à la vue de Thissel. « Qu’est-ce qui vous amène ici à une heure si matinale ?

— C’est à propos du cadavre de ce matin, expliqua l’agent consulaire. Je fais mon rapport à mes supérieurs.

Rolver redressa la tête et tendit l’oreille.

— On dirait que votre réponse arrive. Je vais m’en occuper.

— Ne vous donnez pas cette peine. Votre esclave a l’air de connaître le travail.

— C’est mon boulot. Je suis responsable de la transmission et de la réception exacte des spatiogrammes.

— Je vous accompagne. J’ai toujours eu envie de voir fonctionner cet appareil.

— Ce serait malheureusement contraire au règlement. » Rolver marcha vers la porte. « Je vous apporte votre message dans un instant. »

Thissel protesta, mais, faisant la sourde oreille, le chef d’escale s’engouffra à l’intérieur du bureau.

Il en émergea au bout de cinq minutes, une petite enveloppe jaune à la main.

— Ce ne sont pas de très bonnes nouvelles, annonça-t-il avec un accent de commisération qui manquait de conviction.

La mine sombre, Thissel décacheta l’enveloppe et lut ce message :

 

CADAVRE N’EST PAS CELUI D’ANGMARK. ANGMARK A CHEVEUX NOIRS. POURQUOI NE PAS L’AVOIR INTERCEPTÉ AU DÉBARQUEMENT ? GRAVE INFRACTION À DISCIPLINE. SUIS HAUTEMENT MÉCONTENT. RENTREZ POLYPOLIS PREMIÈRE OCCASION.

CASTEL CROMARTIN

 

Thissel fourra le message dans sa poche. « À propos, fit-il, puis-je vous demander de quelle couleur sont vos cheveux ? »

Rolver produisit un petit trille étonnant sur son kiv. « Je suis blond. Pourquoi ?

— Simple curiosité. »

Rolver gratta à nouveau son kiv. « Ah ! je comprends ! Quelle nature soupçonneuse vous avez, cher ami ! Regardez… » Il se retourna et écarta les plis de son masque à la hauteur de sa nuque. C’était vrai : il était blond.

« Êtes-vous rassuré ? demanda-t-il d’un ton facétieux.

— Totalement. Dites-moi… auriez-vous un autre masque à me prêter ? J’en ai assez de ce Papillon de Lune.

— Hélas, non. Mais vous n’avez qu’à entrer dans une boutique spécialisée et en choisir un à votre convenance.

— Evidemment. »

Thissel prit congé de Rolver et reprit la route de Fan.

 

En arrivant à la hauteur du bureau de Welibus, il hésita. Puis il se décida et entra. Ce jour-là, Welibus portait un masque que l’agent consulaire ne lui avait jamais vu – un éblouissant assemblage de prismes de verre vert et de grains d’argent.

« Le bonjour, Ser Papillon de Lune », chantonna-t-il avec circonspection en faisant vibrer son kiv.

Thissel répondit : « Je ne vous prendrai guère de temps. J’ai une question assez personnelle à vous poser. Quelle est la couleur de vos cheveux ? »

Welibus resta court une fraction de seconde avant de se tourner et de soulever le volant de son masque, dévoilant ainsi des boucles noires.

« Cela répond-il votre question ?

— Parfaitement. »

Thissel traversa l’esplanade et prit la direction des docks où était amarrée la maison flottante de Kershaul. Celui-ci l’accueillit sans faire montre de beaucoup d’enthousiasme et le pria de monter à bord d’un geste résigné.

« J’aimerais vous poser une question. De quelle couleur sont vos cheveux ?

Kershaul eut un rire dépourvu de gaieté.

— Le peu qui m’en reste est noir. Pourquoi ?

Simple curiosité de ma part.

— Allons, rétorqua Kershaul avec une violence inhabituelle. Allons… Cette réponse ne me satisfait pas. »

Thissel, qui avait besoin de conseils, acquiesça :

« La situation est la suivante : on a découvert ce matin le cadavre d’un étranger dans le port. Ses cheveux étaient bruns. Je n’ai pas une certitude absolue, mais il y a… voyons… oui… il y a deux chances sur trois pour qu’Angmark ait les cheveux noirs. »

Kershaul tirailla la barbiche de son masque à l’image du Hibou des Grottes. « Comment calculez-vous cette probabilité ?

— L’information m’est parvenue par le canal de Rolver. Si Angmark a pris l’identité de ce dernier, il a évidemment falsifié les renseignements qui me sont arrivés ce matin. Welibus et vous avez reconnu avoir les cheveux noirs.

— Hum… je vais essayer de poursuivre votre raisonnement. Vous pensez, que Haxo Angmark a assassiné Rolver, Welibus ou moi et qu’il a assumé l’identité de sa victime. C’est bien cela ? »

Thissel lui jeta un regard étonné. « Vous avez vous-même souligné qu’il lui était impossible de s’établir ici sans se trahir ! Ne vous en souvenez-vous plus ?

— Mais si, je m’en souviens… certainement ! Continuons :

— Rolver vous a transmis un message vous informant qu’Angmark avait les cheveux noirs et il vous a dit que lui-même était blond.

— Oui. Pouvez-vous confirmer ses dires ?

— Non, répondit tristement Kershaul. Je n’ai jamais vu ni Rolver ni Welibus sans masque. »

 

« Si Rolver n’est pas Angmark, laissa rêveusement tomber Thissel, et si Angmark a réellement les cheveux noirs, Welibus et vous devenez alors suspects.

— Très intéressant. (Kershaul dévisagea Thissel avec lassitude.) Dans cette hypothèse, vous pouvez vous-même être Angmark. Quelle est la couleur de vos cheveux ?

— Ils sont bruns. (Et Thissel souleva légèrement son masque de Papillon de Lune pour découvrir sa nuque.)

— Peut-être essayez-vous de me mystifier avec la teneur de ce message, enchaîna son interlocuteur.

— Non. Vous pouvez vous en assurer en interrogeant Rolver si le cœur vous en dit. »

Kershaul hocha la tête. « Inutile. Je vous crois. Mais… les voix ? Vous connaissez le timbre des nôtres. N’y a-t-il pas là une indication ?

— Non. Je recherche avec tant d’attention tout indice de changement que je ne reconnais plus vos voix aux uns et aux autres. D’ailleurs, elles sont déformées par les masques. »

Kershaul tiraillait toujours sa barbiche. « Je ne vois pas de solution dans l’immédiat. » Il rit sous cape « Mais, au fond, y a-t-il vraiment un problème ? Avant l’arrivée d’Angmark, nous étions quatre : Rolver, Welibus, Kershaul et vous. Maintenant, c’est pratiquement la même chose : il y a Rolver, Welibus, Kershaul et Thissel. Qui peut dire si le nouveau membre n’améliorera pas le quatuor ?

— Voilà une idée qui ne manque pas d’intérêt, concéda Thissel. Mais il se trouve que j’ai un motif personnel pour vouloir dépister Angmark. C’est ma carrière qui est en jeu.

— Je comprends, murmura Kershaul. Il s’agit par conséquent d’une affaire entre Angmark et vous.

— Vous ne voulez pas m’aider ?

— Pas de façon active. L’individualisme Sirénien m’a contaminé. Je suppose que Rolver et Welibus réagiront comme moi. » Il soupira. « Il y a trop longtemps que nous sommes ici. »

Thissel ne répondit pas, plongé dans un abîme de pensées. Kershaul attendit patiemment, puis murmura au bout d’un moment :

« Avez-vous d’autres questions à me poser ?

— Non. J’ai seulement une faveur à vous demander.

— Si je peux, je vous l’accorderai avec plaisir, répondit courtoisement Kershaul.

— Donnez-moi – ou prêtez-moi – un de vos esclaves pour une ou deux semaines. »

Kershaul fit jaillir une exclamation amusée de son ganga. « Je n’aime guère me défaire de mes esclaves. Ils me connaissent et sont habitués à ma manière d’être…

— Je vous le rendrai dès que j’aurai capturé Angmark.

— Très bien. » Kershaul racla son hymerkin et un esclave apparut. « Anthony, chantonna son maître, tu seras au service de Ser Thissel pour une courte période. »

L’esclave s’inclina sans le moindre enthousiasme.

 

Thissel fit monter Anthony à bord de sa demeure flottante et l’interrogea longuement, notant certaines réponses sur un tableau. Quand il en eut fini, il lui ordonna de ne pas souffler mot de cet interrogatoire, et il le confia à Rex et à Toby, auxquels il donna pour instructions d’éloigner le bateau du quai et de ne laisser entrer personne.

Une fois de plus, il prit le chemin du port spatial. Rolver était en train de déjeuner ; son menu se composait de poisson aux épices, de fragments d’écorce d’arbre à salade et d’une coupe de groseilles locales. Obéissant à l’appel de l’hymerkin, un esclave vint ajouter un couvert de plus. « Et comment progresse cette enquête, Ser Thissel ?

— Je ne prétendrai pas qu’elle progresse. Je suppose que je puis compter sur votre concours ? »

Rolver eut un rire bref. « Tous mes vœux vous accompagnent.

— Plus concrètement, je désirerais vous emprunter un esclave. Temporairement. »

Rolver s’arrêta de manger.

« Pour quoi faire ?

— Je préférerais ne pas m’en expliquer. Mais soyez assuré que ma requête n’est pas sans motif. »

Sans grande amabilité, Rolver appela un esclave et lui enjoignit de se mettre à la disposition de son visiteur.

Sur le chemin du retour, Thissel passa par le bureau de Welibus. Celui-ci, qui était en train de travailler, leva la tête. « Le bonjour, Ser Thissel. »

Thissel posa la question sans détours : « Ser Welibus, accepteriez-vous de me prêter un esclave pour quelques jours ? »

Welibus hésita, puis haussa les épaules. « Pourquoi pas ? » L’hymerkin cliqueta et un esclave surgit. « Celui-ci vous convient-il ? Ou préférez-vous une jeune femelle ? » Il eut un ricanement – assez désagréable de l’avis de Thissel.

« Il fera parfaitement l’affaire. Je vous le restituerai dans les jours qui viennent.

— Je ne suis pas pressé. » Welibus fit un geste désinvolte et se remit à son travail.

À bord, Thissel interrogea séparément les deux nouveaux esclaves et couvrit son tableau de notes.

Le crépuscule tomba avec douceur sur l’océan Titanique. Toby et Rex amarrèrent le bateau au large. La mer était comme une soie. Assis sur le pont, Thissel écoutait le bruit léger des voix, le tintement des instruments de musique. Les lumières jaunes des autres maisons flottantes viraient au rouge. Le rivage était sombre. Bientôt, les Nocturnes descendraient furtivement des collines pour gratter les détritus en jetant des regards d’envie vers la mer.

Le Buenaventura ferait escale dans neuf jours. Thissel avait ordre de rentrer à Polypolis. Pourrait-il identifier Angmark en neuf jours ?

Ce n’était pas beaucoup, mais ce serait peut-être suffisant.

5

Deux jours passèrent. Puis trois, quatre, cinq. Thissel allait quotidiennement rendre visite à Rolver, à Welibus et à Kershaul.

Chacun des trois hommes réagissait de façon différente à sa présence. Rolver était sarcastique et irascible, Welibus cérémonieux et, au moins superficiellement, aimable, Kershaul doux et suave mais faisant ostensiblement preuve d’un détachement impersonnel dans la conversation.

Quant à Thissel, il accueillait avec une affabilité égale les quolibets revêches de Rolver, le badinage enjoué de Welibus et la réserve de Kershaul.

Arrivèrent et passèrent le sixième, le septième et le huitième jours. Avec une brutale franchise, Rolver demanda à Thissel s’il souhaitait retenir une place à bord du Buenaventura. Thissel réfléchit et répondit :

« Oui. Il vaudrait mieux que vous m’en réserviez une. »

Rolver haussa les épaules. « Le retour au monde des visages ! Les visages ! Des visages partout, pâles, avec leurs yeux de poisson. Des lèvres molles, des nez pleins de bosses et de trous, des figures molles et sans relief… Je crois que je ne le supporterais plus après voir vécu ici. Heureusement pour vous, vous n’êtes pas devenu un vrai Sirénien.

— Mais je ne rentre pas, répliqua Thissel.

— Je croyais que vous vouliez une réservation ?

— Oui – pour Haxo Angmark. Il va retourner à Polypolis. À fond de cale.

— Bien, bien ! Vous l’avez donc repéré ?

— Bien sûr. Pas vous ? »

Rolver eut un nouveau haussement d’épaules. « Ou c’est Welibus ou c’est Kershaul, je n’en sais pas d’avantage. Aussi longtemps qu’il porte son masque et qu’il se fait appeler Kershaul ou Welibus, cela m’est parfaitement égal.

— Pas à moi ! Au contraire. À quelle heure la navette décolle-t-elle demain ?

— À onze heures vingt-deux précises. Si Haxo Angmark s’en va, dites-lui d’être exact.

— Il sera là. »

Thissel se rendit ensuite, comme à l’accoutumée, chez Welibus et chez Kershaul, puis regagna le bateau et ajouta trois dernières annotations à son tableau.

La preuve était là, manifeste et convaincante. Pas totalement irrécusable mais suffisante pour justifier une action. Thissel vérifia son pistolet. Le lendemain serait un jour décisif. Il ne pouvait pas se permettre la moindre erreur.

 

L’aube se leva, éblouissante ; le ciel avait l’éclat de la nacre. Mireille émergea, déchirant la brume irisée. Rex et Toby mirent le cap sur le quai. Les bateaux des trois autres étrangers flottaient paresseusement, bercés par la houle.

Thissel observait l’un d’eux avec une attention particulière – celui dont le propriétaire avait été tué par Haxo Angmark et dont le corps avait été jeté dans le port. Pour le moment, le bateau en question se dirigeait vers la terre ferme. Haxo Angmark en personne était debout sur le gaillard d’avant. Il portait un masque que Thissel voyait pour la première fois : un assemblage de plumes écarlates, de cabochons de verre noir et de fourrure verte. L’effet était des plus impressionnants.

Thissel ne pouvait faire autrement que d’admirer l’habileté d’Angmark. Un plan intelligent, élaboré et exécuté avec intelligence – mais une difficulté insurmontable avait tout gâché.

Angmark regagna sa cabine et le navire toucha le quai. Les esclaves l’amarrèrent, abaissèrent la passerelle. Thissel, son pistolet caché dans un repli de sa tunique, descendit sur le quai et escalada l’échelle de coupée. Il ouvrit la porte du salon. L’homme assis devant la table leva la tête avec surprise.

« Angmark, veuillez ne pas discuter et… »

Quelque chose de dur et de lourd frappa Thissel par-derrière. Il s’écroula tandis que quelqu’un s’emparait prestement de son arme. Le claquement d’un hymerkin retentit et une voix chanta :

« Attache les bras de cet imbécile. »

L’homme assis devant la table se leva, ôta le masque rouge, noir et vert, celui-ci dissimulait la cagoule noire couvrant le visage des esclaves. Thissel tourna la tête. Haxo Angmark était debout devant lui, arborant un masque qu’il reconnut, un masque de métal sombre au nez aigu comme une lame, aux yeux pédoncules, au crâne surmonté d’une triple crête – le masque du Dompteur de Dragons.

Si l’expression du masque était indéchiffrable, la voix d’Angmark était triomphale : « Vous êtes facilement tombé dans le piège.

— Oui. » L’esclave acheva de lui lier les poignets. Obéissant à l’injonction cliquetante de l’hymerkin, il s’éloigna.

« Debout, ordonna Angmark. Asseyez-vous sur cette chaise.

— Qu’attendons-nous ? s’enquit Thissel.

— Deux de nos compagnons sont encore dans les environs. Nous n’avons pas besoin d’eux pour ce que nous allons faire.

— C’est-à-dire ?

— Vous l’apprendrez en temps utile. Nous disposons d’une heure environ. »

Thissel vérifia la solidité de ses liens. Elle était à toute épreuve.

 

Angmark s’assit. « Comment m’avez-vous repéré ? J’avoue que cela m’intrigue… Allez ! ajouta-t-il avec une intonation de reproche. Soyez beau joueur, et reconnaissez que je vous ai battu. Ne vous rendez pas les choses plus désagréables. »

Thissel haussa les épaules. « Je suis parti d’un postulat de base : un homme peut masquer son visage, mais il ne peut masquer sa personnalité.

— Tiens ! Intéressant ! Continuez.

— Je vous ai demandé, à vous et aux deux autres, de me prêter un esclave. Ces esclaves, je les ai minutieusement interrogés. Je voulais savoir quels masques avaient porté leurs maîtres au cours du mois précédant votre arrivée. J’avais préparé un tableau et j’ai pointé les réponses. Rolver avait porté l’Oiseau Lacustre à peu près huit fois sur dix. Le reste du temps, il choisissait soit l’Abstraction Sophiste, soit le Complexe Noir. Welibus avait un faible pour les héros du cycle Kan-Dachan ; la plupart du temps – six jours sur huit –, il arborait le Chalekun, le Prince Intrépide ou le Grand Maritime. Les deux autres jours, c’était le Vent du Sud ou le Gai Compagnon. Kershaul, plus conservateur, préférait le Hibou des Grottes, l’Errant des Etoiles et deux ou trois modèles qu’il ne mettait qu’à de rares intervalles. Mes sources d’information, les esclaves, étaient des plus dignes de foi. En second lieu, je vous ai observés tous les trois. Chaque jour, je notais le masque que vous arboriez et je comparais avec mon tableau. Rolver a mis six fois son Oiseau Lacustre et deux fois son Complexe Noir. Kershaul a porté cinq fois son Hibou des Grottes, une fois son Errant des Etoiles, une fois son Quiconque et une fois son Idéal de Perfection. Welibus a porté deux fois la Montagne d’Emeraude, trois fois le Triple Phénix, une fois le Prince Intrépide et deux fois le Dieu Requin. »

Angmark hocha la tête d’un air songeur. « Je vois quelle a été mon erreur. Je faisais mon choix parmi les masques de Welibus, mais en fonction de mes goûts personnels, et, comme vous le dites, cela m’a trahi. Mais ce n’est qu’à vos yeux que je me suis trahi. » Il se leva et se posta devant la fenêtre. « Voilà Kershaul et Rolver qui descendent à terre. Ils vont bientôt passer devant nous pour aller à leurs affaires. Je doute qu’ils interviennent. Ils sont devenus tous les deux des Siréniens bon teint. »

Thissel attendit en silence. Dix minutes passèrent. Enfin, Angmark prit un couteau sur une étagère. Il se tourna vers Thissel.

« Levez-vous. »

Lentement, Thissel obéit. Angmark s’approcha de lui et, d’un geste brusque, lui arracha son masque. Thissel laissa échapper un cri de surprise et essaya de le lui reprendre, mais en vain. Il était trop tard ; son visage était à nu.

 

Angmark se détourna, ôta son propre masque et enfila le Papillon de Lune de Thissel. Puis il frappa sur son hymerkin. Deux esclaves entrèrent. À la vue d’Edwer, ils s’immobilisèrent, scandalisés.

Angmark tambourina avec entrain sur son instrument et chanta : « Conduisez cet homme sur le quai.

Angmark, je suis sans masque ! » cria Thissel.

Les esclaves se saisirent de lui malgré ses efforts désespérés, l’entraînèrent sur le pont et le firent descendre sur le quai. Là, Angmark lui attacha une corde autour du cou. « Désormais, fit-il, vous êtes Haxo Angmark et je suis Edwer Thissel. Welibus est mort. Ce sera bientôt votre tour. Je ferai votre travail sans difficulté. Je jouerai de la musique comme un Nocturne et je chanterai comme un corbeau. Je porterai le Papillon de Lune jusqu’à ce qu’il soit pourri, après quoi je m’en procurerai un autre. Et j’enverrai à Polypolis un rapport annonçant la mort de Haxo Angmark. Tout se passera sans encombre. »

Thissel l’entendait à peine.

« Vous ne pouvez pas faire cela, dit-il dans un souffle. Mon masque, mon visage… » Une matrone au masque semé de fleurs bleues et rosés arrivait sur le quai. À la vue de Thissel, elle poussa un cri perçant et tomba face contre terre.

« En avant », lança gaiement Angmark. Il tira sur la corde. Un homme arborant un masque de Capitaine Pirate, qui sortait de sa maison flottante, se figea sous le coup de la stupéfaction.

Angmark pinça son zachinko et se mit à chanter : « Contemplez le fameux criminel Haxo Angmark. Son nom est maudit sur les mondes extérieurs. Le voilà pris et il marche, couvert d’opprobre, vers sa mort. Voyez Haxo Angmark ! »

Ils atteignirent l’esplanade. Un enfant poussa un cri effroi. Un homme jura d’une voix rauque. Thissel trébuchait. Les larmes ruisselaient de ses yeux et il ne voyait que des formes et des taches confuses et brouillées. La voix d’Angmark était puissante et sonore : « Que tous voient Haxo Angmark, le criminel des mondes extérieurs ! Approchez pour assister à son exécution ! »

Thissel s’écria faiblement : « Je ne suis pas Angmark. Je suis Edwer Thissel. C’est lui, Angmark. » Mais nul ne l’écoutait. La vue de son visage nu n’arrachait que des cris d’effroi et de dégoût. « Rendez-moi mon masque, Angmark… Donnez-moi un masque d’esclave… »

Angmark entonna avec ivresse :

« Il a vécu dans l’infamie. Il mourra dans l’infamie : sans masque. »

Un Gnome des Forêts se planta devant l’assassin.

« Nous nous sommes déjà rencontrés, Papillon de Lune.

— Ecartez-vous, ami Gnome, chanta Angmark. Je dois exécuter ce criminel. Infâme il a vécu, infâme il périra. »

La foule s’était agglutinée autour du petit groupe. Les masques se tournaient vers Thissel avec une excitation morbide.

Le Gnome des Forêts arracha la corde des mains d’Angmark et la laissa choir sur le sol. La foula gronda : « Pas de duel ! Pas de duel ! Exécutez le monstre. »

 

Quelqu’un lança un morceau d’étoffe sur la tête de Thissel. Celui-ci s’attendait à recevoir un coup de sabre fatal. Mais non… on lui tranchait ses liens. Hâtivement, il ajusta le tissu pour cacher son visage, observant ce qui se passait entre les plis.

Quatre hommes avaient maîtrisé Haxo Angmark. Devant lui, le Gnome des Forêts s’escrimait sur son skaranyi. « Il y a une semaine, chantait-il, vous avez tenté de me dépouiller de mon masque. Voilà maintenant réalisé ce dessein pervers.

— Mais cet homme est un criminel ! s’exclamait Angmark. Un malfaiteur notoire, abominable !

— Quels sont ses crimes ? fredonna le Gnome.

— Il a assassiné, il a trahi, il a causé le naufrage de plusieurs vaisseaux, il a torturé, il s’est livré au chantage, il a volé, il a fait de la traite d’enfants qu’il vendait comme esclaves, il… »

Le Gnome des Forêts le coupa :

« Vos convictions religieuses sont sans importance. Pour notre part, nous pouvons témoigner de vos propres crimes. »

L’Ecuyer s’avança à son tour et chanta d’une voix féroce : « Il y a neuf jours, cet insolent Papillon de Lune a prétendu exercer un droit de préemption sur la plus précieuse de mes montures ! »

Un autre personnage s’approcha, portant le masque d’Expert Universel. « Je suis un Maître des Masques, chanta-t-il. Je reconnais ce Papillon de Lune étranger. Tout récemment, il est entré dans ma boutique pour tourner mon art en dérision. Il mérite la mort.

— Mort au monstre étranger ! » hurla la foule. Des hommes se ruèrent sur Angmark. Les cimeterres tournoyèrent, retombèrent.

Tout était accompli.

Thissel regardait, incapable de faire un mouvement. Le Gnome des Forêts se tourna vers lui et, s’accompagnant sur son stimic, chanta sévèrement :

« Nous avons pitié de vous mais notre pitié s’accompagne de mépris. Un homme véritable n’aurait jamais souffert un tel affront ! »

Thissel respira profondément. Il décrocha le zachinko fixé à sa ceinture et chanta à son tour :

« Vous me calomniez, ami. Ne pouvez-vous donc reconnaître le vrai courage ? Que préférez-vous ? Mourir au combat ou traverser l’esplanade sans masque ?

— Il n’y a qu’une seule réponse, fredonna le Gnome. J’aimerais mieux mourir en combattant, je n’aurais pu supporter la honte. »

Thissel reprit : « C’est ce choix qui m’a été imposé. J’aurais pu lutter, les mains liées, et, de la sorte, périr. Je pouvais aussi supporter la honte et, par elle, vaincre mon ennemi. Il vous faut admettre que vous n’avez pas suffisamment de strakh pour accomplir pareil exploit. Il me fallait démontrer que j’étais un héros et un vaillant. Je vous demande ceci : qui d’entre vous possède le courage nécessaire pour faire ce que j’ai fait ?

— Le courage ? s’exclama le Gnome des Forêts. Je ne crains rien, pas même de mourir aux mains des Nocturnes !

— Alors, répondez à ma question. »

 

Le Gnome recula. Il troqua son stimic contre le double kaman-thil.

« Si tels étaient vos motifs, c’est effectivement une preuve de courage. »

L’écuyer plaqua une série d’accords discrets sur son gomapard et chanta :

« Nul d’entre nous n’oserait faire ce qu’a fait cet homme sans masque. »

La foule approuva dans un murmure.

Le fabricant de masques s’avança et joua un air obséquieux sur son double kamanthil : « Qu’il plaise au Seigneur Héros d’entrer dans ma boutique pour échanger ce vil chiffon contre un masque digne de ses vertus. »

Un autre artisan lança : « Seigneur Héros, avant de faire votre choix, daignez jeter un coup d’œil sur mes sublimes créations. »

Un homme arborant le masque de l’oiseau céleste s’inclina devant Thissel : « Je viens de terminer une somptueuse maison flottante. Sa construction représente dix-sept années de labeur. Accordez-moi l’honneur d’accepter et d’utiliser ce splendide navire. À son bord vous attendent des esclaves alertes et de charmantes demoiselles, prêts à vous servir. Il y a d’abondantes provisions de vin, les ponts sont recouverts de doux tapis de soie.

— Je vous remercie, fit Thissel en frappant son zachinko avec force et assurance. J’accepte avec joie. Mais je veux d’abord un masque. »

Le fabricant de masques tira de son gomapard un trille interrogatif : « Le Seigneur Héros considérerait-il le Conquérant du Dragon des Mers comme au-dessous de sa dignité ?

— Nullement, chanta Thissel. Il me paraît convenir. Allons tout de suite l’examiner. »

Traduit par Michel Deutsch

The Moon Moth

© Galaxy Magazine, 1961.

© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.